Je suis née à Rebellion, l’une des plus grandes villes portuaires de notre terre… Issue d’une famille de pêcheurs, nous étions loin d’être riche et mes parents se donnaient du mal pour nourrir leur famille de trois enfants.
Je naquis durant un hiver assez doux et sans turbulence malgré les longues heures de travail. Aussi blonde que le blé, comme l’était ma mère, mes yeux marron clair semblaient refléter le mélange entre le regard sombre de mon père et celui d’un bleu azur de ma génitrice. J’étais la deuxième enfant, née deux ans après l’ainé. Une enfance modeste dans une toute petite maison non loin du port et des marchés…
Mes parents nous envoyaient néanmoins suivre les cours d’un professeur au moins deux à trois fois par semaine. Ayant peu de temps libre à nous consacrer, c’était plus un moyen de nous savoir en lieu sûr qu’une réelle envie de nous voir devenir des érudits… Car si mon ainé et ma cadette d’un an avaient déjà émis le désir de devenir des personnes respectables et de la haute société, je me fichais éperdument des calculs et de l’histoire ma terre. Oui, moi ce que j’aimais, c’était courir sur les plages et pêcher des poissons à l’aide de filets grossièrement construits. J’avais un certain don pour cela, il fallait l’avouer… Et mon père était particulièrement fier de m’amener avec lui lorsque j’eus huit ans. En attendant, ces premières années se firent sans anicroche et je continuai à regarder les bateaux arriver et repartir, charriant mille et une merveilles dans leurs grandes caisses.
Les marins m’aimaient beaucoup, ils trouvaient que j’étais un garçon dans le corps d’une petite fille. Je n’aimais pas tellement que l’on se moque de moi… Alors il m’arrivait fréquemment de me bagarrer avec les autres sans me rendre compte à cet âge-là que ça n’améliorait guère mon image. Ca ne m’empêchait pas d’avoir beaucoup de copains à qui j’apprenais le principe de l’école buissonnière… Nous, ce que l’on préférait, c’était jouer aux pirates et aux soldats et surtout d’écouter les nombreuses histoires des navigateurs qui revenaient de la haute mer. Un rêve… Monter un jour sur l’un de ces navires et partir explorer les océans.
A mes dix ans, mes parents baissèrent les bras quand les professeurs eux-mêmes vinrent les trouver pour leur dire que je n’étais pas assez attentive. Envoyée pêcher sur les criques, mon père refusait encore de m’amener sur son petit bateau et je me contentais d’attendre que les poissons mordent, assise sur un rocher, en imaginant ce qu’il pouvait bien y avoir au-delà de l’horizon. Parfois, des vieux marins me rejoignaient, s’enfonçant dans la mélancolie d’un passé révolu. Et qu’est-ce que j’aimais leurs histoires… Des monstres marins, des sirènes, des îles… Toutes ces richesses qui me faisaient voler droit vers le pays des songes.
Un an plus tard, alors que j’aidais l’un des aubergistes à nettoyer ses cuisines afin de me faire un petit pécule, un évènement bouleversa ma vie.
J’étais en train de gratter les croûtes de graisse séchée sur les tables avec un petit couteau quand la porte s’ouvrit bruyamment. Il faisait assez tard, la salle était pleine à craquer de soldats en fin de service ou bien de voyageurs… Les habitués qui se tenaient tous le long du comptoir se retournèrent dans un même mouvement pour observer les nouveaux venus qui osaient troubler leur train de vie quotidien. Là, je fus bouche-bée face à ces arrivants…
Ils étaient une quinzaine. Le teint hâlé, la plupart affichant des cicatrices un peu partout, ils affichaient une aura écrasante qui instaura un silence complet dans la salle. Armés jusqu’aux dents, le bruit de l’or teintant allègrement dans leur poche, celui qui était le plus en avant balaya la salle de son regard, m’effleurant à peine avant de se poser sur le gérant du bâtiment. J’aimais bien monsieur Karn, il me donnait souvent un peu plus d’argent quand il estimait que je travaillais bien… Et l’air belliqueux et un peu trop confiant de ces inconnus ne me plut pas.
S’avançant dans la pièce, leurs bottes frappant le sol avec force, l’homme en avant ouvrit alors la bouche et demanda une bière de sa voix rocailleuse. Il avait au moins soixante ans, un âge très avancé et pourtant, il se portait comme un charme. De toute évidence, c’était lui le chef… Et ses hommes, pourtant plus jeunes et plus vigoureux, affichaient un air de respect et de soumission évidente.
Cette scène de surprise passant progressivement, ils furent tous servis et je les vis s’asseoir un peu partout sans prêter attention aux autres. Recommençant à gratter la saleté, je finis presque par les oublier au bout d’une quinzaine de minutes quand un cri de femme attira à nouveau mon attention.
Lâchez-moi ! L’un des marins avait saisi une jeune serveuse et la maintenait sur ses genoux, le nez rougit par l’alcool et éclatant d’un rire gras. Il ne semblait pas tellement lui vouloir du mal, juste s’amuser un peu, mais la victime semblait ne pas voir les choses de la même façon et se débattait férocement, injuriant copieusement ces marins étranges. Observant autour d’eux, je vis les clients gênés faire comme s’il ne se passait rien, certains se levant même discrètement pour payer et partir en essayant de ne pas se faire remarquer. Fronçant les sourcils, je me grattai distraitement le nez avant de faire un pas pour leur dire de laisser cette personne tranquille. Nous n’aimions pas que des étrangers viennent faire du bazar ici, ça empêchait mon patron de travailler et s’il ne travaillait pas, et bien moi je n’étais pas payée. Evidemment, à cet âge-là, je pouvais me permettre de foncer dans le tas… Sans doute que plus tard, j’aurais pris une sacrée dérouillée.
M’avançant jusqu’à la table de l’agresseur, je plantai mes poings sur mes hanches et le fixai avec toute la fougue de la jeunesse.
Lâchez-la ! Un ordre ridicule lancé par une voix fluette. Néanmoins, les rires se turent et l’équipage se tourna vers moi en même temps. L’instant d’étonnement passé, ils éclatèrent de rire et l’un d’eux m’attrapa par le poignet, lançant des piques avant de se mettre à me tirer et à me pousser, sans méchanceté, mais avec la lâcheté d’un adulte s’en prenant à une enfant. Lâchant des insultes, tentant de me dégager, je lui griffai le bras et tentai même de le mordre mais il n’avait aucun mal à m’en empêcher. C’en était si énervant que je sentis les larmes me monter aux yeux… Et puis monsieur Karn intervint et d’un coup de poing, il amena le pirate qui me tenait au sol avant de me pousser derrière son dos. A ce moment-là, il n’y eut plus de traces d’allégresse… et je sentis la peur me gagner. Qu’avais-je fait… ?
Le chef du groupe se leva lentement dans le silence le plus total et s’approcha de mon défenseur. Le jaugeant de la tête au pied, sans se priver de la grossièreté de l’acte, il lui assena alors un violent coup de pied dans le ventre qui plia le tavernier en deux, le souffle coupé. D’un coup de la garde de son poignard, il lui heurta brusquement le crâne et le fit lourdement tomber au sol. Ses hommes s’étant tous levés, celui qui s’était pris un coup de poing tira la lame de son fourreau et je me sentis me mettre à trembler.
Le capitaine de ces pirates, car je venais enfin de reconnaître les vrais bandits des mers et non ceux que j’imitais avec mes amis, se pencha et attrapa mon patron par le col, le redressant jusqu’à ce que son nez touche presque le sien. Un filet de sang coulait le long de sa tempe et son regard brouillé par la douleur ne parvenait pas à soutenir celui de son bourreau.
Plus jamais tu ne t’en prendras à l’équipage de l’Aube Rouge. Alors il leva son poignard et je vis son bras amorcer la descente vers les enfers… Et mon corps réagit de lui-même. Je sautai par-dessus la chaise qui me bloquait le passage et me reçus maladroitement au-dessus du corps de mon patron. Mon petit couteau destiné à gratter les morceaux de graisse durcie brandi en avant, je menaçais la gorge du vieux pirate qui suspendit alors son mouvement. Des ricanements s’élevant autour de moi, la main moite crispée sur ce petit manche de bois, je me sentais comme une souris face à un loup mais je ne reculai pas. Les pirates étaient-ils donc que de simples meurtriers ? De simples pilleurs ? Moi qui les voyais comme des maîtres de l’eau sans lois ni limites…
Sa main fusa vers mon visage et je reçus une gifle monumentale qui me projeta au sol, ma tête heurtant durement le parquet. Sonnée, je mis quelques temps avant de pouvoir m’asseoir, trente-six chandelles tournant devant mes yeux. Je pensais bien qu’il allait me tuer mais contre tout attente… Il éclata de rire. De sa voix si rauque, si abimée par les âges.
En voilà une qui ne manque pas de cran ! Lâcha-t-il en se relevant.
Voilà qui me passe l’envie d’en découdre avec elle, fuyons camarades, nous n’avons aucune chance. Ces hommes furent aussi surpris que moi mais le dévouement auquel ils étaient habitués les empêcha de répliquer et ils se levèrent à l’unisson, récupérant leurs affaires et sortant un à un de l’auberge. Le vieux pirate se tournant vers moi avant de sortir à son tour, il m’adressa un grand sourire et je vis qu’il lui manquait deux dents.
Tu iras loin, petite. Tâche de ne pas te laisser enfermer… Et ainsi, il nous abandonna là, dans cette salle désertée par les clients. Ils n’avaient pas payé leur consommation mais je pense qu’à ce moment-là, monsieur Karn s’estimait plus qu’heureux d’être encore en vie… Et au lieu de me demander de tout nettoyer et de réparer les dégâts, il me paya le double de ce qu’il me donnait habituellement, me dispensant des corvées supplémentaires et m’autorisant à partir plus tôt en m’enjoignant d’être prudente sur le chemin du retour. Si j’avais su… J’aurais fait en sorte que ces pirates viennent plus tôt.
Les années passèrent, bercées par la monotonie et cet ennui qui m’envahissait à chaque fois que je regardais la mer. J’étais désormais serveuse dans l’auberge de monsieur Karn et mon jeune âge m’épargnait les tentatives de séduction d’ivrogne ainsi que remarques désagréables que les autres employés subissaient à longueur de temps. Quatorze ans, presque quinze… Un âge de découverte. Et pourtant j’étais clouée au sol aussi lourdement qu’une enclume.
Mon frère ainé s’était enrôlé dans l’armée et ma jeune cadette était partie vers l’est chez de la famille où elle pourrait poursuivre ses études facilement. Mes parents continuaient leur vie de pêcheurs bien que mon père fut grièvement tombé malade et qu’il ne fut plus trop en état d’accompagner ma mère.
Moi, je continuais de vivre dans l’ambiance morose ou bien délurée de cette salle commune dans laquelle s’abreuvaient ceux qui voulaient oublier leur vie… Et je ne pouvais me rappeler des mots de ce vieux pirate. Ne te laisse pas enfermer… Et pourtant, je l’étais bien. Alors je priai je ne sais quel dieu pour qu’un évènement vienne changer mon existence… Et il arriva.
Rangeant les choppes par taille sur les étagères derrière le comptoir, le patron n’était pas là et le bâtiment avait été laissé au bon soin de son fidèle commis. La salle étant encore vide à cette heure de début d’après-midi, j’étais plongée dans mes pensées et faisais attention à rien.
Encore là, petite souris ?Sursautant, je me tournai vivement et ma bouche s’ouvrit en grand quand je le vis. Ces cheveux gris, ce regard cobalt, ces traits ridés par le temps et puis ce sourire auquel il manquait deux dents… Reprenant rapidement contenance, j’affichai un air méfiant, ne me rappelant que trop bien de la rouste qu’il m’avait mise trois ans plus tôt. Très à l’aise, pas gêné le moins du monde, il me demanda alors une bière que je lui servis non sans réticence. Enfin, il lâcha quelques commentaires, comme quoi ça n’avait pas beaucoup changé ici, que moi en revanche j’avais bien grandi et qu’il était étonnant de me voir encore en ces lieux. A ces remarques, je répliquai du bout des lèvres que oui, peu de choses avaient changé, que j’avais effectivement grandi et que ce que je faisais actuellement ne le regardait pas. Je ne comprenais pas, mais alors que je tentais de l’énerver pour lui donner envie de partir, il ne cessait de sourire et d’accueillir mes sarcasmes avec amusement. Encore cette frustration qui me gagnait…
Le délaissant ouvertement à sa choppe, je lui tournai le dos et entrepris de continuer mon ouvrage, ignorant son regard que je savais posé sur mon dos.
Tu ne veux pas m’accompagner, petite souris ?Sa question avait fusé sans que je ne m’y attende. Simple, sans moquerie, d’une voix étonnamment calme, je mis du temps avant de réaliser le sens de mes mots et je me retournai lentement pour le regarder à nouveau. Non, il ne se payait pas ma tête…
Voyant que je ne répliquais rien, il afficha un nouveau sourire et m’expliqua qu’il était venu ici afin de recruter les fils d’anciens camarades à lui puisque son équipage se faisait de plus en plus vieux. Il était aussi à la recherche d’un élève à qui il pourrait apprendre les secrets de l’océan. Enfin, il m’apprit que lors de leurs venues ici, il m’avait déjà remarqué en train d’observer la mer et que j’étais le jeune idéal à former pour devenir un marin. Il ne disait pas le mot pirate et je le soupçonnais d’avoir beaucoup de choses à se reprocher… Néanmoins, ses paroles s’enfoncèrent droit dans mon cœur et je me retins difficilement de laisser exploser mes émotions. Il sembla remarquer ses efforts mais je lui fus reconnaissante de ne pas l’exprimer à haute voix et je pus faire semblant d’hésiter avant d’hocher simplement la tête en signe d’accord. Alors il posa deux pièces sur le comptoir, termina son breuvage et me donna rendez-vous la nuit même au bout sud du port. Enfin, il saisit son sac, vérifia que son sabre était toujours bien dans son fourreau et soulevant légèrement son chapeau sombre du bout des doigts, quitta la salle en sifflotant une mélodie allègre. Ainsi, une nouvelle page semblait se tourner…
Dix ans passèrent. Laissez-moi vous expliquer rapidement pourquoi…
Quand je rejoignis le navire, une dizaine de jeunes gens pas forcément beaucoup plus âgés que moi s’y trouvait déjà. Encadrés par les marins aguerris et vieillissants, je fus menée sur un grand navire à trois mâts. Des énormes arbalètes, du moins ça ressemblait à ça, étaient accrochées le long des flancs et diverses trappes donnaient accès aux cales aménagées. En tant que seule représentant du sexe féminin, le capitaine Markon, puisque c’était son nom, me donna une cabine personnelle mais exiguë non loin de la sienne. Je compris rapidement que chaque nouvel arrivant avait son maître et que j’étais l’heureuse élue d’avoir le grand chef en personne comme guide… Et mon enseignement commença.
J’appris l’art du sabre, et je me découvris un don dans le maniement de cette lame. Mes progrès furent fulgurants et actuellement, je suis la meilleure bretteuse de ce navire. Ce fut l’une des plus belles découvertes… Mais pas autant que celle qui suivit. Je fis la découverte de la magie…
Mon maître arrivait à faire bouger les objets à distance et pouvait manier une dizaine de lames en se battant en même temps. Il commença dès mon arrivée à m’initier aux secrets de cette arcane étrange et j’appris avec voracité, découvrant un talent que je m’ignorais. Ce fut long et fastidieux mais je suis contente que désormais, bien que je n’atteigne pas son niveau, je pouvais aisément me mettre à mon tour à déplacer les objets sans les toucher…
Durant ces dix ans, nous fîmes aussi de nombreuses escarmouches. Grâce à un mécanisme complexe, il nous était possible de faire coulisser des doubles voiles pour les changer de couleur et aussi dissimuler les armes en quelques minutes seulement. Ainsi, sous une apparence innocente nous pouvions aborder dans les ports sans problème et lancer de furieux raids sur les navires marchands qui osaient croiser notre chemin. Je ne m’amusai jamais autant qu’à ces moments-là… Car si nous étions des voleurs, l’équipage ne souhaitait pas tuer pour le plaisir. Bien souvent, face à notre supériorité, nos victimes jetaient les armes et à part quelques dérapages, il n’y avait pas de morts. Je tuai néanmoins mon premier homme à seize ans et je mis du temps à m’en remettre… Depuis, je n’ai plus autant de remords à prendre une vie bien que je préfère l’éviter. Hélas, c’est tuer ou se faire tuer…
Nous amassâmes une richesse considérable et ma position face aux pirates prit de l’ampleur. Considérée comme le second du chef et commandant des escarmouches quand le capitaine Markon était trop fatigué pour le faire, j’avais acquis une loyauté et un respect total de la part de mes hommes. Hélas, si nous vivions la belle vie, divers imprévus vinrent gâcher ces moments de joie…
Nous nous attaquâmes à un navire de l’empire afin de nous réapprovisionner en armes diverses. J’avais demandé à mon maître de ne pas participer, sa santé vacillant sous le poids de la vieillesse… Mais il voulut nous accompagner et ce fut sans surprise que nous le vîmes tomber sous les coups de l’ennemi. Malgré la victoire, il restait en moi le goût amer de la défaite… Et si nous lui rendîmes un bel hommage après avoir abandonné sa dépouille à sa protectrice la mer, son absence perdura longtemps en moi avant que je ne reprenne mes esprits. Et ce fut ainsi que moi, Shae Al-Seraph, je devins la plus jeune capitaine de ce navire. La seule femme à la tête d’un groupe de pirate… Etonnamment je n’eus aucun problème avec ça. Evidemment j’eus des aventures avec plusieurs de mes camarades, comme on s’en doute, mais nos pauses aux ports permettaient à mes hommes de se détendre suffisamment pour qu’il n’y ait pas de tension dues au manque de femme. Et la vie continuait son train sans incident important…
J’eus bientôt un ami fidèle, le pirate Enrik Mortis. Il devint mon second et mon confident et si nos nuits étaient souvent agitées, il n’y avait rien de malsain entre nous. A nous deux, nous augmentâmes nos richesses et explorions des petits îlots inconnus. Il faisait bon vivre à ses côtés et nous représentions tous une énorme famille… Un peu violente, parfois, j’en convins. Mais comme toutes bonnes choses, ça ne dure jamais bien longtemps…
J’avais vingt-cinq ans. Forte, fière, j’étais fière de ce que j’étais devenue et nous écumions les flots, le nom de l’Aube Rouge apportant crainte et appréhension de tous les navires qui se risquaient dans nos territoires. Dans tous les océans.
Un beau jour, j’ordonnai à ce que l’on mette le cap sur une île déserte où nous cachions bien souvent nos trésors. Quand nous fûmes proche des côtes, j’ordonnai de lancer une chaloupe en mer et nous descendîmes, Enrik, un pirate et moi-même afin d’aller vérifier que tout était en ordre. Laissant le reste de l’équipage sur le navire, nous mîmes pieds sur la plage et entreprîmes d’aller voir les différentes cachettes.
J’étais en train de remettre en place une lourde dalle en pierre quand un cri angoissé résonna derrière moi. Laissant ce que j’étais en train de faire, je me mis à courir en direction de la côte et quand j’arrivai, je ralentis brusquement aux côtés d’Enrik qui fixait la mer d’un air horrifié. Suivant la direction de son regard, mon sang se glaça brutalement dans mes veines. Je voyais la silhouette du pirate qui nous avait accompagné ramer en direction du navire avec la force du désespoir. Mon second lui ayant sans doute enjoint un peu plus tôt de retourner avertir les autres, il était désormais suivit par… Un aileron le plus gros que je n’avais jamais vu. Il faisait presque la taille de mon bâtiment… Ses cris angoissés résonnaient à mes oreilles tandis que j’enfonçai mes ongles dans ma paume. Alors le cauchemar, le vrai, apparut. Une gueule immense s’ouvrit au ras de l’eau… Des dents de la taille d’un homme adulte, des yeux sanglants pleins de vilenie… Et un gouffre de noirceur. Il engloutit notre camarade sans même avoir besoin de le mâcher…
Fuyez ! Fuyez !Enrik s’était mis à hurler en agitant les bras pour attirer l’attention de notre équipage qui avait dû se reposer dans les cales. Ses cris me sortant de ma torpeur, je me mis alors à l’imiter, me brisant la voix, tentant en vain de sauver mes hommes d’une mort atroce. Hélas… Nous étions bien à une trentaine de mètres d’eux si ce n’était pas plus… Et je ne pus voir que cette masse immense se dresser hors de l’eau, comme au ralenti, sa peau huileuse brillant au soleil… Avant de s’abattre sur le pont, brisant le bois comme de la paille, ses dents cisaillant ce qui fut ma seule véritable maison. Des cris s’élevèrent enfin au milieu de notre silence lointain… Je vis des silhouettes tenter de fuir à travers les brèches tandis que l’Aube Rouge sombrait dans les flots. Sans rien faire, je vis des hommes tomber à la mer… Je reconnus le cuisinier, le maître de l’inventaire… Et cette eau si rouge, si rouge… Elle teinta ma vision de cauchemar. Une vision de l’enfer, de la désolation…
Nous passâmes le lendemain à chercher des traces de survivants, tenaillés par la peur de retomber sur ce monstre immense. De notre navire, quelques planches de bois et des ustensiles de cuisine furent les derniers vestiges. Parfois, nous tombions sur des découvertes plus horribles, comme des membres cisaillés, des visages déchirés que nous peinions même à reconnaître… Mais nous rassemblâmes le temps, et si j’étais pris de violentes nausées face à ces visions, nous brûlâmes les restes de nos défunts camarades avec les honneurs qui leur étaient dus. Puis la réalité s’imposa d’elle-même… Nous étions seuls sur une île à des miles de la côte, sans nourriture et sans eau douce. Nous avions pu récupérer quelques barriques mais c’était trop peu… Nous pourrions tenir une semaine, deux en économisant. De la nourriture… Des pains immangeables et même mortels par le taux de sel présent dans la mie détrempée. Je sentais la mort nous guettait, la folie s’emparer peu à peu de nos esprits…
Deux semaines s’écoulèrent, dans la peur, le froid, la faim… Et le désespoir. Enrik fut le premier touché. Pris de folie, il était sujet à de violentes sautes d’humeur, se mettant alors à arracher les ronces à mains nues, à briser tout ce qui pouvait l’être et à se rouler en boule avant de pleurer. Une entaille à sa cuisse faite lorsque l’on tentait de trouver de quoi chasser avait mis à s’infecter… La gangrène s’installait déjà tandis que son esprit de tourmentait de plus en plus. Bientôt, il fut incapable de bouger et je vis sa jambe se nécroser en même temps que son âme. Alors il ne me resta plus grand-chose à faire… Je saisis mon arme et après avoir ignoré ses suppliques dans mes pleurs… Je lui tranchai la jambe droite. Ses hurlements… Ils se turent dans l’inconscience ce qui me permit de faire un garrot de mes mains tremblantes. Mais suffirait-ce à le sauver…
Deux semaines plus tard. J’étais seule… Abandonnée à mon sort. Enrik était mort cinq jours plus tard, la gangrène ayant continué de se propager malgré l’amputation et la déshydratation ayant eu raison de lui. Il ne me restait que deux gourdes et le fond d’eau de pluie que j’avais recueillis dans une barrique lorsqu’une mince averse avait traversé ce minuscule îlot. J’avais tenté de distiller l’eau et le sel… Mais peine perdue, je n’avais ni les connaissances, ni le matériel.
Me nourrissant des rares petits mammifères qui vivaient ici, je sentais mes forces m’abandonner à vitesse grand V. Mes traits s’étaient émaciés et mes cheveux avaient blanchi à cause du soleil et du stress. Je ne portais plus que des guenilles, j’étais sale le feu ne suffisait pas à réchauffer les nuits glaciales. Si j’attrapais un rhume, c’en était fini de moi…
Les jours passèrent. Un, puis deux… Puis quatre, puis six… Et je me résignai alors à mon sort. A quoi bon continuer de survivre, de souffrir autant alors que rien ne me sauverait ?
Ce matin-là, je me sentis me lever, dotée d’une sérénité nouvelle. Mon esprit s’était calmé, je savais ce qu’il me restait à faire. Je traversai la mince forêt, atteignant l’unique clairière qui me restait. Le soleil me brulait, je sentais mes lèvres se craqueler dès que je les bougeais pour murmurer des paroles sans aucun sens. La dernière gourde crispée dans ma main, je m’arrêtai dans l’unique clairière de ma prison et m’agenouillai lentement en son centre. Là, fermant les yeux, je dévissai le bouchon, le laissai tomber à mes pieds et me versai le mince filet d’eau restant sur le crâne, frissonnant imperceptiblement sous le contact glacé. Et je restai immobile. Longtemps… Et quand le soleil fut haut dans le ciel, je rouvris les paupières, saisis mon arme et serrant fermement la garde de mon sabre, posai la pointe du métal glacé sur mon abdomen.
Des bruits de pas sur le côté me firent retenir mon geste et je tournai lentement la tête pour voir qui arrivait. A ce moment-là, je n’étais plus étonnée de voir quelqu’un… J’avais tout simplement fait le choix de mourir.
Qui êtes-vous ?Un murmure rauque sortant d’une gorge desséchée. Voilà ce que je fis… Les premières vraies paroles adressées à quelqu’un depuis ce qui me paraissait être une éternité.
Salmon Al-Jabar.
Que fait-il ici ? Je ne m’entendis pas poser la question, mais il me répondit d’une voix calme, dénuée d’émotions. Il ne semblait même pas étonné de me voir ici. Je n’étais plus surprise de rien, moi non plus. Nous discutions comme si de rien n’était…
Je cherchais un artéfact. Dit-il.
Un très ancien artéfact.J’hochai lentement la tête et détournai mon regard de lui, retrouvant la pleine sérénité qui était revenue après des semaines d’absence. Les mains toujours sur la garde, mon arme pointée vers mon corps, je voyais ma vision se troubler petit à petit. Je ne sus si je rêvais ou non à ce moment-là, mais il me sembla voir une silhouette qui se penchait sur moi. Et puis ce fut le noir. La dernière fois que je me dis à ce moment-là était que la mort n’était pas si douloureuse que je le pensais.
Depuis combien de temps date cette histoire ? Des semaines, des mois même. Je suis désormais sur les terres des Hommes. Salmon Al-Jabar… Etrange personnage. Il me ramena de ma prison et m’offrit une nouvelle chance face à la vie. Les souvenirs hantent encore chacun de mes mouvements mais mon corps a retrouvé sa ténacité malgré des semaines de rétablissement. Qui suis-je ? En perdant mon navire et mes hommes, je perdis mon identité. Que dois-je faire ? Suivre celui qui me sauva la vie semblait être le meilleur chemin. J’avais une dette envers lui… Et sous ses apparences impassibles, je devinais un personnage beaucoup plus intéressant qu’il ne le paraissait. Alors que me réservait l’avenir ? Croyez-moi, je n’en ai aucune idée…